Quand Gaston Chaissac se met à créer, il utilise son invention jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le reliquat infime de l’idée première, transformée, métamorphosée, réappropriée dans une nouvelle oeuvre.

oct. 5, 2014

L’exploitation d'une idée est stimulante, comme l’utilisation des restes dans le frigo pour cuisiner un nouveau plat recyclé mais unique. Alors, l’écriture de la recette, la narration de la méthode deviennent à leur tour, acte créateur, «matière à littérature" dirait l’artiste.

Cette fois-ci, la digression commence par les mots. En 1942, Gaston Chaissac a rejoint Camille sa future épouse en Vendée, à Vix. Le jeune couple loge chez les parents de Camille.
Gaston Chaissac n’a pas d’espace pour peindre mais il écrit historiettes er contes alors qu’il garde la vache pendant qu’elle paît dans les  marais. C’est alors que naît  Monsieur Verfeuillage, un personnage de conte.

 

Monsieur Verfeuillage, mon maître a un langage touffu,

il articule très mal et il est impossible de comprendre ce qu’il me dit.
(...) La semaine dernière parce que je lui avais fait du thé un peu fort,

il m’a traité de croquant : il m’appelle toujours ainsi quand contre moi il est en colère,

sous prétexte que j’ai le parler lent et patoisant, mais moi on me comprend pourtant.
Monsieur Verfeuillage a une canne à pommeau d’argent,

quand il l’égare, il me rend responsable de la perte de temps que lui occasionne sa recherche.

Il est impossible à vivre et impossible à entendre, sauf quand il dit  «croquant»,

c’est le seul mot qu’il prononce impeccablement.


Gaston Chaissac.


encre-chine-dentelle-crucheEn 1947, les Chaissac vivent à Boulogne, dans le bocage vendéen. Camille enseigne dans la classe unique de l’école publique. Gaston Chaissac a repris ses dessins dentelles de la fin des années trente. Mais cette fois-ci, l’amas protéiforme, cellulaire est plus ouvert, délié, narratif. Les personnages dansent sur une scène joyeuse, les mots apportent une tonalité à l’histoire. Madame Cruche, tout droit tombée d'un conte devient l'héroïne d'un dessin.

Mais, ça ne suffit pas, il faut renouveler le geste déjà trop habile en intégrant des handicaps: les objets dont on dessine le contour ou dont la forme inspire permettent de ne pas tomber dans l’abîme de l’habitude. Monsieur Ciseaux, le prolongement de Monsieur Verfeuillage entre en scène!

 

 

encre-chine-ciseauxCher Dubuffet,
(...)
Dans ma nouvelle série de dessins je m'inspire d'objets et j'ai
obtenu : Mr Ciseaux, Mme Cruche, etc. Pour monsieur ciseaux j'ai
figure des ciseaux par un assemblage a ma façon et j'y ai ajouter
une tête et un support pied. Camille trouve qu'on dirait un
communiant qui chante : Bonne Marie je te confie mon coeur ici
bas, prend ma couronne je te la donne, au ciel n'est-ce pas tu me la
rendras, au ciel n'est-ce pas tu me la rendras. 
La couronne elles sont deux couronnes et c'est les trous des
ciseaux où qu'on met les doigts et l'assemblage du support pied
camille dit qu'on dirait que le communiant il fait pipi et que ca
forme des dessins. Les morceaux coupant figurent les jambes, les
morceaux non coupant figurent les bras et les couronnes le
communiant les a en l'air a bout de bras. Mme Cruche elle a sa tête
figurée dans son anse du haut et un de ses oeils est dans l'une des
formes qui figure cet anse. (...) 
 
Lettre de Gaston Chaissac à Jean Dubuffet
[24 juin 1947] in Gaston Chaissac–Jean Dubuffet : correspondance 1946-1964, 2013, Gallimard

 

                                      
gouache-ciseaux-parapluieLe Dandy arrive tout naturellement, élégant ciseaux, au chapeau melon et parapluie sur fond bleu. 

Durant le dernier été à Boulogne, Gaston Chaissac baptise ses  personnages dessinés au charbon de bois sur les murs de la cour de l'école. Une photo immortalise la venue de Pierre Giraud,   l’enchanteur limousin, peintre classé dans l'art brut, frère de Robert Giraud, le photographe, poète, journaliste, ami de Robert Doisneau. Il pose devant le géant de muraille, le prolongement du dandy. Les grandes silhouettes tracées sur les murs viendront plus tard décorées les toilettes de l'école (qui sont maintenant inscrites à la liste complémentaire des monuments historiques).

toilette-doisneau-chaissac-sainte-florenceRobert Doisneau photographie justement Chaissac en 1952 quand il les réalise. Ces personnages debouts sont évidemment les prémices des totems à partir de 1958.

Quand Gilles Ehrmann, le photographe surréaliste vient à Sainte-Florence, accompagné de Gherasim Luca et Benjamin Péret, ce dernier décrit Gaston Chaissac comme un dandy populaire, résumant ainsi avec justesse sa personnalité.

ciseaux-abstrait-fond-rougeA la déclinaison inventive autour du dandy et de l'homme debout,  s'ajoute une recherche picturale plus abstraite. En 1949-1950,  les ciseaux ne sont plus qu'évocation de ciseaux dans un enchevêtrement de formes imbriquées.

 

 

Ainsi fonctionne Gaston Chaissac, en cuisinier du dimanche soir, recréant des merveilles avec des restes inopinés. Il métamorphose ses inventions, les décline pour réactiver le plaisir de nouvelles trouvailles. Ce cheminement dans le temps, le fil déroulé, et pour nous, rebobiné  est passionnant et fondamental dans la génèse de son oeuvre.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Références des oeuvres évoquées:

Madame Cruche, 1947, crayon et encre de Chine sur papier, 50x65 cm, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne.

 Monsieur Ciseaux, 1947, encre de Chine   sur papier, 25 x 19 cm.

Le Dandy, 1948, 75x63, gouache sur papier, collection particulière

Ciseaux abstraits, 1949-1950, huile sur papier marouflé sur toile, 63x49 cm.

 

© ADAGP, Paris 2014





Positionnement artistique | Publications et expositions | Autour de l'oeuvre


Gaston Chaissac

Site officiel
Pour prendre contact, merci d'utiliser le formulaire de contact.