Les choix esthétiques et éthiques de Gaston Chaissac sont construits des rencontres faites dans le milieu intellectuel mais trouvent leurs origines dans les expériences et les perceptions de l’enfance.
juil. 25, 2014
Le berceau de la famille paternelle et maternelle de Gaston Chaissac se situe à Soursac, un village de
Corrèze entre la Dordogne et le plateau des mille vaches, à une cinquantaine de kilomètres de Tulle. Joannès et Claudine Chaissac viennent d’un milieu
paysan et de
petits artisans. Ils quittent leur région d’origine pour s’installer à Avallon dans l’Yonne. Là, ils ouvrent une petite
cordonnerie.
Gaston naît en 1910, Benjamin d’une fratrie de cinq enfants, il est décrit très tôt comme fragile et indépendant.
- « Chez nous j’étais le benjamin, celui à qui on aurait donné la lune si on l’avait pu, et fait tous les sacrifices nécessaires pour m’élever au-dessus de ma condition, mais j’étais aussi le plus paysan de la famille, grand dadais au plus profond sens du mot, et d’être conduit à la louée était ce qui m’aurait fait le plus plaisir. »
Note de Chaissac, non datée, collection particulière.
En 1915, Joannes est réquisitionné et part à la guerre. René, le fils aîné, fait son apprentissage pour devenir coiffeur, Claudine et sa fille Georgette, couvent Gaston, âgé alors de cinq ans, « protégé » par Roger, son cadet. Gaston est choyé, habitué à être au centre des intérêts. Claudine a repris l’échoppe de cordonnerie mais ils ne parviennent pas à gagner suffisamment d’argent. Le père revient après la guerre, il bouscule les habitudes du foyer. Le divorce est prononcé en 1919. La figure paternelle restera ambiguë, un sentiment mélangé de crainte, d’admiration et de mépris.
- « J’ai peu de souvenirs de mon père. Dans ma mémoire, je le revois permissionnaire en bleu horizon.(…) Une fois que le coiffeur était venu à la maison me couper les cheveux, je me trouvais déjà assis, prêt à subir l’opération, quand le coiffeur demanda: « Comment faut-il lui couper? - A ras » lui répondit mon père. Cela me déplaisait car j’avais mes petites fantaisies, mais je n’osais rien dire et je fus tondu. Après, je crois bien que j’aie pleuré, mais j’étais tondu, c’était irrémédiable. Aujourd’hui je suis content d’avoir été tondu sur l’ordre de mon père, ça me fait un souvenir de plus. Un jour, il partit et je ne le revis plus. Il restait pour rappeler son existence, qu’une canne rapportée par lui de la guerre et un vieux pantalon à lui qui traînait dans le grenier. C’était un vieux pantalon de velours. Les enfants aiment à mettre les pantalons d’hommes, car ils rêvent d’être grands pour en porter. Ce vieux pantalon il m’arrivait de l’essayer. Les jambes faisaient accordéon. Mais les années passaient et l’accordéon s’étirait. Mon père n’était pas bien grand, il avait été courbé sous le joug trop tôt pour pouvoir grandir beaucoup. Et puis bientôt son vieux pantalon était pour moi taillé, le vieux pantalon de papa, ce fût mon premier pantalon d’homme; Il ne su jamais que j’avais le même goût que lui. »
Lettre de Chaissac, non datée, collection particulière.
Le jeune Gaston rejeté par les autres, préfère jouer seul, il apprend à affûter ses oreilles et
être attentif aux adultes. Exclu des jeux d’enfants, il s’éloigne pour observer les têtards dans une mare, les poules et les chèvres de sa mère, l’activité dans les jardins en terrasse. Il s’intéresse au jardinage et récupère des plants dans les décharges, soutenu par sa mère, trop inquiète pour le savoir dans des situations dangereuses.
Cet enfant solitaire s’invente des histoires et se crée un monde à sa dimension.
- « Ceux d’avant moi reçurent encore une éducation sévère mais nos autres nous étions des petits enfants pendant la guerre de 1914-1918 nous n’avions nos pères, occupés aux armes, nos mères à l’atelier et nous poussions librement, très à l’abandon, cultivant nos instincts et devions rester des instinctifs. »
Lettre de Chaissac à Lanoë, 15 juillet 1949, collection particulière.
A l’école, Gaston est obéissant mais n’écoute pas les consignes et ne parvient pas à s’intéresser à l’enseignement qui contraint son corps et son esprit habitués à être libres. L’imperméabilité à l’apprentissage scolaire, la dyslexie, l’incapacité de se concentrer longtemps sur une tâche, conduit le jeune Chaissac, l’année de ses treize ans en 1923, à arrêter l’école avant même son certificat d’étude.
- « Ce qu’il m’a manqué, c’est d’abord d’aller à l’école chez des religieux, puis un bon patron capable de me faire obéir et de m’apprendre convenablement un métier. »
Lettre à Albert Gleizes, Il décembre 1946, Paris, Centre Georges Pompidou, documentation du Musée National d'Art Moderne, Centre de création industrielle, fonds Albert Gleizes, in Gaston Chaissac, Catalogue du Musée des Beaux-Arts de Nantes, 1998, Bruxelles, 369 p., pp.107-108.
Il entame divers apprentissages qui n’aboutissent pas : marmiton, commis chez un quincailler puis un bourrelier. Chaque passage dans des milieux différents, malgré le sentiment d’échec, a été fructueux car il observait choses et gens, appris à se méfier, à décoder, à prendre du recul.
Pourtant, sa mobilité et son inadaptabilité l’obligent à être perpétuellement en position de disciple, de perméabilité. Ses différentes expériences sont à la fois vécues comme contraintes et frustrantes. Là où il aurait eu besoin d’un cadre, il voyage d’une tentative à l’autre sans parvenir à construire un stratégie professionnelle.
« En définitive, je n’ai appris que des travaux que ma chétivité me rend encore plus ingrat, j’en reste handicapé, en bute avec l’adversité. »
Lettre de Chaissac à Bonnenfant, fin 1952, collection particulière
Georgette, est reçue comme receveuse des postes, à 23 ans et nommée à Villapourçon, dans la Nièvre. La cordonnerie familiale périclitant, Elle prend en charge sa mère et ses petits frères. Ils quittent Avallon pour Villapourçon. C’est pendant cette période que Gaston, en autodidacte, s’intéresse à l’art et l’histoire, à la théologie au fil de ses rencontres.
- « Mes parents n’eurent rien de mieux à faire que de me mettre marmiton puisque je ne voulais plus étudier et de treize à quinze ans j’ai fait divers apprentissages mais de quinze à vingt-cinq ans j’ai pas mal étudier. »
Lettre de Chaissac à M.Tapié., mai 1948, in Hippobosque au bocage, édition Gallimard, 1951.
- « Je n’étais plus qu’à quelques jours de mes 21 ans lorsque ma mère mourut. Elle venait d’être grand -mère. Ma belle-sœur était fille d’un pêcheur en rivière, comme le papa de la Rabouilleuse... je ne tardais pas à avoir un beau-frère aussi qui se trouvait être le fils d’un clérical notoire, membre de la calotte vinassouse qui n’était pas du reste constamment entre deux vins. Entre deux foires il trouvait moyen de se dégriser complètement. »
Lettre de Chaissac
En 1931, Chaissac est ajourné du service militaire, puis exempté en 1932 : Il est déçu, ce refus symbolisant son incapacité à accéder au statut d’homme adulte.
Devenu une charge pour sa sœur, il est accueilli chez Roger, son frère à Paris, où celui–ci lui trouve une petite échoppe de cordonnerie mais Gaston ne parvient pas à maintenir une activité professionnelle régulière.
Chaissac, à l’aube retardée de sa vie d’adulte, ignore encore de quoi sera faite sa vie. Ceux qui le choyaient l’ont abandonné, il a usé toutes les possibilités de protections issues de son enfance. Il n’est pas parvenu à trouver sa voie professionnelle, il est instable.
Pourtant, à vingt-sept ans, une rencontre décisive va bouleverser sa trajectoire et donner du sens à sa vie qui aurait pu s’arrêter là. Cette « embellie dans l’impasse du sujet »* prend forme grâce à Jeanne Kosnick-Kloss et d’Otto Freundlich. Ce couple d’artistes, voisin du frère de Gaston Chaissac, vont le protéger et le prendre en charge.
*Monique Amirault, Gaston Chaissac, un bricoleur du réel, Ornicar ?, revue du champ freudien, n° 50,2002, ,p. 147-165, p. 148.